D'une origine norvégienne mais établie au Portugal, Anne Kaasa avait déjà été remarquée lors de la sortie d'un CD Grieg (chez Grave) très personnel. On ne s'attendait donc vertes pas à qu'elle opte dans ces ouvrages pour la conception non-interprétative souvent de rigueur chez Ravel, sans pour autant imaginer une approche aussi subjective. "Je ne demande pas que l'on m'interprète, mais seulement qu'on me joue": le mot fameux de Ravel - à mon sens plus dirigé contre une certaine tradition pianistique postromantique, que contre ceux que se donnent pour mission de lire entre les notes afin de révéler l'essence profonde d'une inspiration - n'a en tous cas aucunement paralysé la jeune artiste. Balayés, tous les clichés impressionnistes que entourent le piano de Ravel. C'est tout ai contraire d'expressionnisme qu'il faut parler ici. Anne Kaasa fait des choix et les assume - avec la part de risque que cela suppose. La tiède, le consensuel ne sont pas son affaire. Les abimes de noirceur et d'augoisse de Gaspard de la nuit et des Miroirs s'entrouvrent à nos oreilles avec de libertés que choqueront (les fluctuations de tempo du Gibet, une pédale forte trop généreuse de manière générale), comme celles de Samson Français suscitent l'ire des puristes. Mais parce que, à l'instar de ce dernier, elle introduis de l'imprévisible dans ces chefs-d'œuvre, la jeune interprète nous pousse à une écoute continument attentive. On la suit aussi dans sa volonté de fouiller le soubassement harmonique de la Pavane, avec un certain manque de naturel cependant. Celui-ci se fait beaucoup plut gênant dan la Sonatine, moins prompte à s'accommoder des conceptions de l'artiste que le reste du programmer. En dépit de cet pont faible et même si le plein aboutissement du Ravel d'Anne Kaasa demandera encore du tempos, l'authentique singularité de ce CD est son meilleur atout. Une artiste à suivre de près!
Alain Cochard
Diapason, (Paris), April 2000